«Je vous aide à vous lever.» L’EHPAD, un dernier lieu de vie.

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MARIE DANTAN

Co-fondatrice - Designer & Conceptrice

Aujourd’hui, plus que jamais, la question de la qualité de vie en EHPAD est abordée et mise en lumière par la crise sanitaire que nous traversons. Cette interview a été réalisée le 13 mars 2020, plusieurs jours avant l’annonce du confinement.

Jeanne Sintic est designer normalienne et étudiante au CNAM (Conservatoire Nationale des Arts et Métiers) à Paris en Master II Design Parcours Création, projets, transdisciplinarité. Durant son projet de Master l’année dernière, elle a questionné et étudié comment les personnes admises en EHPAD habitent ce dernier lieu de vie.

Marie Dantan: Pourquoi avoir choisi ce sujet pour votre mémoire de DSAA (Diplôme Supérieur d’Arts Appliqués) ? Comment vous est venue cette idée ?

Jeanne Sintic: Lors d’une discussion avec des amis, une question a surgi : comment appréhende-t-on la fin de vie en France ? C’est une question qui est peu abordée, on en parle peu et lorsqu’elle l’est, il y a souvent débat. Chacun a une vision de la fin de vie qui lui est propre avec des choix personnels, et, parmi eux, il y a les EHPAD. J’ai donc voulu voir ce que je pouvais apporter en tant que designer dans ce lieu particulier. J’ai contacté l’EHPAD public associatif COS Jacques Barrot à Paris dans le 17ème arrondissement (il est géré par la fondation COS fondée par Alexandre Glasberg) qui m’a accueilli en tant que bénévole.

Croquis d’observation. Photographie Jeanne Sintic
Croquis d’observation. Photographie Jeanne Sintic
En tant que designer, quels sont donc les problèmes que vous avez soulevés ?
Il faut savoir qu’un EHPAD fonctionne comme une micro-société et il peut être complètement indépendant, il y a un personnel médical pour les soins des résidents, mais aussi plusieurs services, cafétéria, coiffeur… Les résidents ont un respect pour la hiérarchie; je les entendais toujours s’adresser au directeur de cette manière : «Bonjour, Monsieur le Directeur» ; c’est une marque de politesse, mais aussi de distinction sociale. C’est par ces observations que j’ai pu constater que, dans cette micro-société, les résidents n’avaient pas de rôle à jouer, on ne leur donnait pas l’opportunité d’être acteur. Ils sont actifs mais pas acteurs. Et parfois, être sans cesse accompagné dans ses moindres faits et gestes mène à un abandon. Certains résidents se laissent petit à petit mourir. Le personnel soignant et la psychologue avec qui j’ai parlé m’ont appris que la moyenne de vie en EHPAD est de 2 à 3 ans.
Votre projet s’est donc tourné vers une revalorisation personnelle de ces résidents ?
Oui, en partie. Une infirmière m’expliquait, par exemple, qu’elle choisissait bien ses mots lorsqu’elle s’adressait à un résident. Au lieu de dire : « Allez, on se lève », elle préférait dire : « je vous aide à vous lever ». Le pronom « on » est indéfini ; au fur et à mesure de son utilisation, il y a, pour la personne à qui on s’adresse, une perte d’identité, alors qu’avec « vous » et « je », chacun reste une personne identifiée. J’ai donc orienté mon projet autour de cette problématique, donner des responsabilités et une identité définie aux résidents pour qu’ils se sentent impliqués dans cette micro-société. Cette action est indispensable, afin de rester une personne à part entière et avoir un rôle, comme chacun des individus d’une société.
Comment avez-vous physiquement traduit cette problématique ?
Elle s’est traduite par une série d’objets déclencheurs de situations collectives. A travers trois rôles sociaux qui ont trois temporalités différentes.
Ensemble des objets réalisés pour le projet. Photographie Jeanne Sintic.
Ensemble des objets réalisés pour le projet. Photographie Jeanne Sintic.
Il y a d’abord « le Facteur » : habituellement, le courrier est déposé dans les chambres de chaque résident, ce qui amène à entrer dans l’espace intime du résident, ce que ne fait pas forcément votre facteur chez vous ! Chaque jour, un résident qui le souhaite distribue le courrier dans un étage de l’EHPAD. Il dépose le courrier, préalablement trié dans sa sacoche, devant la porte des résidents, sur leurs petites boîtes aux lettres personnelles. Le courrier est très important pour ces personnes, il permet de communiquer avec l’extérieur mais aussi entre eux, au sein même de la structure. Plusieurs résidents aimaient s’écrire des cartes, des lettres. Ainsi, « le Facteur » permet de créer une sociabilisation entre les résidents, il donne une responsabilité à l’un tout en préservant l’intimité des autres. Le second rôle est « le Botaniste » : il y a plusieurs grands pots de plantes dans la structure mais ils ne sont pas forcément accessibles, ni mobiles. Pourtant, s’occuper de fleurs est tout à fait à la portée des résidents et surtout valorisant. J’ai donc imaginé des pots plus petits, en céramique et mobiles, possédant un réservoir d’eau visible. L’objectif est d’amener un résident à prendre soin d’un être vivant, il en a donc la responsabilité. Il peut lui prodiguer de l’attention et l’observer quotidiennement.
Servir le thé. Photographie Jeanne Sintic
Servir le thé. Photographie Jeanne Sintic
Le dernier rôle est « le Cafetier ». Entre la fin du déjeuner et le dîner, les résidents prennent un « goûter » ; ce terme parait infantilisant, alors que, l’expression « l’heure du thé », évoque des habitudes d’adultes qui se reçoivent. Ce moment doit être synonyme de partage. J’ai réalisé une boîte contenant un service à thé pour 4 personnes en porcelaine. Cette boîte partagée dans l’EHPAD permet à chaque résident, qui le souhaite, de recevoir, dans les meilleures conditions, sa famille ou des amis. Il dresse la table pour ces convives. Le matériau et le geste sont importants, car ils sollicitent la mémoire sensorielle et gestuelle, ils aident ainsi à lutter ou à retarder certaines maladies neurodégénératives. J’ai choisi de travailler avec des matériaux précieux pour réaliser ces objets : de la broderie, de la céramique ou encore de la porcelaine. Cela va à l’encontre des règles de sécurité de l’EHPAD, mais c’était un choix. En confiant un objet fragile à un résident, on lui donne ainsi une autonomie et une responsabilité.

Pour rendre visible ces rôles dans cette micro-société, j’ai réalisé de petits badges brodés qui s’apparentent à des broches, comme un uniforme de travail qui distingue les individus. Les résidents volontaires peuvent ainsi le porter et être reconnus dans leur rôle.
Les objets conçus sont des sollicitations internes qui ont pour but de favoriser les liens au sein de cette micro-société grâce à la création progressive d’un réseau de courrier ou d’invitation entre les résidents.

Je souhaite que le regard sur les personnes âgées dites dépendantes s’adoucisse parce qu’il faut savoir reconnaitre leurs maladresses sans pour autant les considérer comme inaptes.

Modèles des trois badges d’identification pour chacun des rôles : cafetier, facteur et botaniste. Photographie Jeanne Sintic
Modèles des trois badges d’identification pour chacun des rôles : cafetier, facteur et botaniste. Photographie Jeanne Sintic
Vous avez choisi d’intervenir avec des objets physiques, pourtant on constate de plus en plus d’entrepreneurs, designers, qui se tournent vers le numérique pour répondre à des problématiques dans ces lieux, pourquoi cela n’a pas été votre choix dans cette étude ?
Le numérique peut être une solution pour répondre à certaines problématiques, mais pour ce projet en particulier, je sentais que le rapport au corps, aux gestes et aux sens était essentiel pour ces personnes, le numérique n’était donc pas adapté. J’ai pu constater que les résidents de cet EHPAD n’ont pas tous connu ce « boom » numérique, ils ont un rapport aux objets physiques plus important que nous. Ce n’est pas à eux de s’adapter à notre génération mais bien à nous de faire l’effort de comprendre leurs besoins. Le numérique n’est pas forcément la solution à tout pour cette génération. Dans 10 ou 20 ans, les nouveaux résidents auront d’autres besoins et seront sans doute plus familiers avec le numérique, mais encore une fois il faudra s’adapter et comprendre.

Le besoin social est sûrement l’un des plus importants à l’heure actuelle. L’humain, quel qu’il soit, a besoin d’interagir en société, se sentir utile, responsable, autonome. Le projet de Jeanne Sintic illustre une problématique sociale et psychologique présente dans les EHPADs qui, avec la situation actuelle et inédite, nous affecte tous.

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